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 La grande perdante de l'Europe

L'Allemagne en crise, 3è partie : la culture de la soumission

Par Patrick Lawrence pour ScheerPost, le 26 avril 2025

 L'Allemagne en crise, 1ère partie

 L'Allemagne en crise, 2è partie

Berlin - Je reviens brièvement sur ce moment singulier où Olaf Scholz s'est tenu aux côtés du président Joe Biden President Biden on Nord Stream 2 Pipeline if Russia Invades Ukraine: "We will bring an end to it." , après avoir terminé des entretiens privés dans le Bureau ovale. C'est à cette occasion que Biden a déclaré que si les forces russes devaient envahir le territoire ukrainien - ce dont il était alors convaincu - "alors il n'y aura plus de Nord Stream II. Nous y mettrons fin".

Prenez un moment pour regarder la vidéo de cette scène. Que voyons-nous chez ces deux hommes ? Observons leur attitude, leurs gestes, leurs expressions faciales, ce qu'ils ont dit et omis de dire, et essayons d'interpréter leur comportement. J'y vois 77 ans d'histoire.

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Biden se montre calme et pragmatique lorsqu'il déclare son intention de détruire les coûteux actifs industriels du pays représenté par l'homme à ses côtés. On note son aplomb total, le geste dédaigneux de la main, qui trahit son indifférence absolue pour les intérêts et, en fait, la souveraineté d'un allié proche.

Jusqu'à récemment, j'attribuais l'étonnante grossièreté de Biden face à Scholz à la maladresse qui a toujours caractérisé sa carrière politique. Mais en y repensant à la lumière de tout ce qui a précédé, je me dis que la situation peut être interprétée différemment : après des décennies de domination excessive au sein de l'Alliance atlantique, Biden ne voit plus la nécessité de dissimuler la prérogative hégémonique américaine. En effet, dans l'enregistrement C-SPAN mis en lien ci-dessus, nous voyons le visage d'un homme qui tire une fierté malsaine de cet exercice de pouvoir brut.

De son côté, Scholz s'est tenu derrière un pupitre distinct, conformément au protocole, et n'a rien dit en réponse à la remarque de Biden. Son attitude indique qu'il n'était ni surpris ni en colère. Il semble plutôt résigné, inquiet, légèrement déçu, vaguement soumis. Sur son visage, on lit l'appréhension du soldat qui vient d'accepter le plan de bataille funeste de son commandant. Je suppose qu'il se demandait aussi ce qu'il allait bien pouvoir dire à son gouvernement et aux Allemands à son retour à Berlin.

La meilleure façon de comprendre cet événement très lourd de sens, qui doit être considéré comme unique ou presque dans les annales de la diplomatie transatlantique, est de regarder en arrière, puis en avant.

Quel écart entre l'Allemagne du début des années 1980, celle d'Helmut Schmidt, et celle d'Olaf Scholz, qui se recroqueville littéralement aux côtés du président américain quarante ans plus tard ! Schmidt, un social-démocrate adepte de la Ostpolitik de Willy Brandt, s'était rangé aux côtés de ses homologues européens pour défendre les intérêts de l'Allemagne face aux tentatives brutales du président Ronald Reagan d'imposer les règles de la guerre froide. Scholz, un social-démocrate d'un tout autre genre, n'était pas disposé à défendre l'Allemagne contre Joe Biden, même lorsque sa souveraineté même était en jeu.

Comment l'Allemagne en est-elle arrivée là ? Après quelques jours passés à rassembler des informations ici, dans une ville longtemps divisée par le rideau de fer, et ailleurs en Allemagne, je suis convaincu que la guerre froide et la politique de l'après-guerre froide ne permettent pas à elles seules de répondre à cette question. Comme je l'ai souvent constaté durant mes décennies de correspondance, il faut se tourner vers la psychologie et la culture pour comprendre pleinement la politique et l'histoire, cette dernière étant dans une certaine mesure l'expression de la première.

Les ambitions des Alliés pour les nations vaincues en 1945, qui en peu de temps se sont retrouvées sous la coupe des États-Unis, n'ont jamais fait défaut. Lors de la conférence de Potsdam, quelques mois après la chute du Reich, Churchill, Truman et Staline ont divisé l'Allemagne en quatre zones d'occupation : britannique, française, américaine et soviétique. Berlin, située dans la zone soviétique, a été divisée de la même manière. Des millions de colons allemands ont dû être rapatriés des terres conquises par les nazis, une entreprise chaotique marquée par des souffrances dont on ne parle plus aujourd'hui. Un programme de dénazification a immédiatement été mis en place et l'armée allemande a été démantelée, même si ces deux objectifs étaient pour le moins complexes à mettre en œuvre, l'alliance de guerre avec Moscou ayant laissé place à la guerre froide que l'administration Truman tenait absolument à provoquer.

Mais c'est dans le domaine du cœur et de l'esprit des Allemands que la transformation du Reich en un autre type de pays a fait basculer l'ambition vers un excès d'orgueil. Il s'agissait d'une opération psychologique dont l'ampleur et la portée n'ont peut-être jamais été égalées depuis. Seuls les Japonais après 1945 ont connu quelque chose de similaire. Ce projet a d'abord été conçu et mis en œuvre par les partisans du New Deal de Roosevelt. Il a fallu un an ou deux avant que les idéologues de la guerre froide ne renoncent aux grands idéaux au profit de la rigueur anticommuniste de la fin des années 1940 et du début des années 1950. Les Japonais, non sans une certaine amertume, appellent cela "le revers de fortune".

Je ne sais pas comment les Allemands le nomment, mais le revirement d'après-guerre a abouti au même résultat. Le projet était le même des deux côtés de l'océan. Son but n'était pas de donner naissance à de véritables expériences démocratiques, d'initiatives venues de la base, comme le prétendent les historiens orthodoxes. Il s'agissait d'enrôler l'Allemagne et le Japon comme soldats de la guerre froide. La démocratisation n'était qu'un prétexte, dans la mesure où la démocratie, par définition, ne peut être ni exportée par un pays ni importée par un autre. Je pourrais ajouter que ces deux nations ont servi de modèles à Washington dans de nombreux autres lieux durant la guerre froide. Faire semblant de démocratiser, cultiver la soumission : tel était le véritable projet d'après-guerre.

En d'autres termes, si l'Allemagne et le Japon sont devenus des démocraties dans les décennies d'après-guerre, ce n'est pas tant grâce à l'influence américaine que malgré elle.

Dans la zone américaine, des administrateurs en uniforme ou en civil ont pris le contrôle de toutes les sources d'information. Tous les journaux, magazines et stations de radio ont été fermés. Des journalistes américains (dont certains ont ensuite fait une brillante carrière) ont été chargés de réinventer les médias allemands pour les adapter à ce qui allait devenir une nouvelle démocratie. Les programmes de propagande accompagnant cette réinvention des médias de masse, qui finirent par être imprégnés de messages antisoviétiques, ont été titanesques, allant de projets de rééducation et d'émissions de radio à des tracts distribués en masse. La littérature sur cette période donne l'impression que rien, ni mot prononcé, ni mot inscrit, ni image, n'échappait au contrôle officiel.

Petite digression.

L'une des émissions de télévision marquantes de ma petite enfance était une série policière populaire intitulée Highway Patrol. Je m'en souviens encore très bien, même après toutes ces années. Il y avait quelque chose de charismatique dans ces épisodes hebdomadaires et leur star. Broderick Crawford incarnait le chef de police d'une ville californienne dont le nom n'était jamais mentionné, un homme au double menton, bourru et mal fagoté. Il débarquait sur les scènes de crime en faisant hurler les sirènes et soulevant des nuages de poussière, ouvrait la portière de sa voiture de patrouille et aboyait des ordres dans son talkie-walkie, répondant à ses agents par un "10-4" désormais célèbre.

Highway Patrol a été diffusée en 156 épisodes, de 1955 à 1959. À première vue, la série glorifiait l'autorité officielle. Elle traitait de la nécessité de maintenir l'ordre face à des menaces constantes. Mais, entre les lignes et en filigrane, Highway Patrol parlait de l'Amérique d'après-guerre. Chaque épisode rappelait ce que signifiait être américain durant ces années-là. La guerre froide n'était jamais mentionnée, mais elle semblait planer sur chacun des épisodes. Parmi les thèmes récurrents de la série figuraient l'omniprésence de la peur et la nécessité de l'allégeance.

Je mentionne cela en raison d'une chose que j'ai réalisée bien des années plus tard. C'est à la fois amusant et très instructif. Highway Patrol a été développée par une société de production ambitieuse appelée Ziv Television Programs. Frederick Ziv, fondateur et directeur, a plus ou moins inventé les syndications télévisées (The Cisco Kid, Bat Masterson, etc.). Les productions de Ziv, implicitement et parfois explicitement, étaient imprégnées d'une atmosphère anticommuniste façon Highway Patrol. Et après que Ziv eut signé Broderick Crawford, en 1955, Highway Patrol fut la première série américaine à être diffusée sur la nouvelle chaîne de télévision commerciale allemande.

Pour conclure, il est étrange de penser aujourd'hui que les familles allemandes, assises devant leur télévision dix ans après la terrible défaite d'une guerre qui a marqué l'histoire mondiale, pouvaient regarder la même série policière qui faisait rêver un jeune garçon devant son écran dans une banlieue verdoyante de New York.

Highway Patrol est un petit exemple d'une autre dimension du projet d'après-guerre en Allemagne : il s'agit de l'un des premiers cas de ce que nous appelons aujourd'hui le soft power. On ne saurait trop insister sur l'importance de ce rayonnement américain dans l'Allemagne d'après-guerre et sur ses conséquences jusqu'à aujourd'hui. Si les administrateurs de l'occupation contrôlaient la pensée des Allemands par le biais de leurs opérations d'information et de propagande, l'importation d'artefacts culturels américains - films, musique, nourriture, normes sociales, etc. - en est venue à contrôler la façon dont les Allemands étaient censés penser, leur vision du monde, et d'eux-mêmes.

Le pouvoir du soft power, si je peux m'exprimer ainsi, était plus flagrant au Japon à cette époque, car l'occupation équivalait à une confrontation entre deux civilisations différentes. Les Japonais ont appris des Américains le billard, la danse de salon, le jazz big band, les films de Walt Disney, comment préparer des martinis, comment adopter cette attitude nonchalante typiquement américaine. Il en a été de même en Allemagne, mais de manière moins brutale. Les Allemands d'après-guerre ont découvert les jeans, les hamburgers, Bill Haley and His Comets, John Wayne, comment boire du Coca, et bien d'autres choses encore.

Pour résumer l'essence du projet d'après-guerre en Allemagne, je dirais que son aboutissement durable a été une refonte des mentalités. Comme l'a dit récemment un ami suisse germanophone,

"les Allemands, plus que tous les autres Européens et avant tous les autres, ont appris à parler la langue du vainqueur".

J'en arrive ici à une erreur fatidique qui mérite une brève explication.

Pour prendre un peu de recul, l'une des orthodoxies dominantes des décennies de la guerre froide était ce qu'on appelait dans les milieux universitaires la "théorie de la modernisation". En un mot, cette théorie soutenait que la modernisation était indissociable de l'occidentalisation. Les deux étaient censées aboutir au même résultat. Pour toutes les nations nouvellement indépendantes de ce que nous appelons le Sud, la modernisation passait par l'adoption du modèle occidental. Compte tenu de ses innombrables conséquences, toutes destructrices, je considère cette théorie comme l'une des pires erreurs des huit dernières décennies. Les nations non occidentales ne prennent conscience qu'aujourd'hui que la véritable modernisation passe par l'affirmation d'une identité propre.

L'Allemagne a commis une erreur à peu près similaire après sa défaite en 1945. Pour surmonter le désastre de la Première Guerre mondiale et les barbaries qui ont mené à la Seconde, il fallait enfin devenir pleinement moderne. Il fallait se démocratiser. Et se démocratiser signifiait s'américaniser. On peut compter sur les Américains pour imposer cette idée fausse et néfaste au monde entier : ils le font, je dirais, depuis les wilsoniens du début du XXe siècle. Sans vouloir simplifier les choses, c'est grosso modo dans ce piège qu'est tombée l'Allemagne de l'après-guerre.

Comme plusieurs amis allemands l'ont fait remarquer au cours des derniers mois, entreprendre de faire évoluer la conscience d'une nation est, au-delà de l'orgueil implicite, une entreprise extrêmement délicate. C'est toucher à l'identité même d'un peuple, à sa conception la plus fondamentale de son identité. Le danger d'un tel déracinement psychologique collectif, en particulier chez des personnes accablées par la culpabilité liée à leur comportement avant et pendant la guerre, est évident. Dans le cas de l'Allemagne et du Japon, les circonstances de l'après-guerre ont, selon moi, déterminé le résultat. Passer de la défaite aux impératifs de l'idéologie de la guerre froide imposée par les vainqueurs ne pouvait que produire, des deux côtés de l'océan, ce que l'on appelle depuis longtemps une culture de la soumission.

Lorsque le rideau de fer a divisé l'Allemagne en deux en 1949 et que les Américains ont pris en main la reconstruction du pays, j'entends par là une forme de mutilation sur les cartes, mais aussi dans les esprits. Et ni l'Allemagne ni son peuple ne se sont encore remis de ce bouleversement, à mon sens. C'est une évidence pour quiconque y prend la peine d'y prêter attention en se déplaçant dans le pays. L'Allemagne n'est plus elle-même depuis trois quarts de siècle. Les Allemands sont, en termes psychologiques, quelque peu déconnectés d'eux-mêmes, déracinés. C'est une situation étrange pour un peuple ayant toujours semblé, à mes yeux, doté d'un caractère fort.

Comme le disait Oscar Wilde il y a bien longtemps, et cela n'est pas si étrange que cela : "La plupart des gens ne sont pas eux-mêmes", écrivait Wilde dans De Profundis, le célèbre traité composé pendant son séjour à la prison de Reading. Wilde avait des préoccupations bien différentes, c'est le moins qu'on puisse dire, mais cette remarquable pensée me semble parfaitement appropriée pour décrire les Allemands de l'après-guerre.

"Leurs pensées sont les opinions d'autrui", poursuit-il, "leur vie est une imitation, leurs passions, une citation".

C'est ce passage qui me vient à l'esprit lorsque je revois Olaf Scholz, debout dans son silence gêné, il y a trois ans, tandis que le président américain annonçait au monde entier qu'il s'apprêtait à l'humilier et à l'insulter, sans se soucier le moins du monde de lui. Qui était Scholz à ce moment-là ? Étrangement, la réponse la plus convaincante pourrait être : "personne". Là, sur l'estrade, nominalement l'égal de son interlocuteur mais manifestement son inférieur, Scholz a incarné la culture de la soumission post-1945. Il m'a rappelé tous les premiers ministres japonais en visite officielle à Washington depuis la fin de l'occupation en 1952 : comme Scholz, ils sont tous venus se soumettre, laissant chez eux leur véritable identité.

Parmi les rares points positifs qui se dégagent aujourd'hui en Allemagne - à Berlin, mais plus encore, je dirais, dans les villages et les villes à l'est, dans l'ancienne République démocratique allemande -, on peut discerner la perspective, faible mais bien réelle, que l'Allemagne et son peuple finiront par retrouver le chemin de leur identité. "Nous sommes tous en quête de notre pays", m'a confié Dirk Pohlmann, journaliste et documentariste, à la fin d'une matinée passée ensemble à Potsdam à la fin de l'automne dernier. C'était, semblait-il, le message qu'il voulait me transmettre avant tout.

Traduit par  Spirit of Free Speech

* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son nouveau livre, Journalists and Their Shadows, est désormais disponible chez  Clarity Press. Son site web est  Patrick Lawrence. Soutenez son travail via  son site Patreon.

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Comme le disait Oscar Wilde il y a bien longtemps, et cela n'est pas si étrange que cela : "La plupart des gens ne sont pas eux-mêmes"